Par Nicolas Goldberg, responsable du pôle énergie de Terra Nova
Sous des dehors plus mainstream que naguère, le programme de Jordan Bardella en matière énergétique et climatique est en réalité un programme de casseur et non de constructeur, de soumission et non de souveraineté. Conservatisme et souverainisme ne se conjuguent pas aisément sur le sujet énergétique où l’on oublie souvent que nous dépendons aux deux tiers des énergies fossiles et qu’il en a malheureusement toujours été ainsi. Les mesures proposées nous enfermeraient dans la dépendance aux énergies fossiles, gaz et pétrole en tête. Voilà la triste vérité du parti qui caracole en tête des intentions de vote aujourd’hui.
Tout à sa stratégie de respectabilisation, le Rassemblement national a décidé d’abandonner nombre de ses combats passés en matière énergétique et climatique tant ils apparaissent aujourd’hui anachroniques : formellement, les amis de Marine Le Pen et de Jordan Bardella reconnaissent ainsi que l’Europe doit jouer un rôle dans la lutte contre le réchauffement climatique et ne souhaitent plus sortir du marché européen de l’électricité. Pertinentes ou non sur le fond, certaines de leurs propositions sont aujourd’hui marquées d’un caractère très mainstream dans le champ conservateur et parfois au-delà chez d’autres sensibilités politiques : indexer le prix de l’électricité sur ses coûts de production, mettre des limites au libre-échange, baisser la TVA sur l’énergie ou refuser la libéralisation des concessions hydrauliques… tout ceci se retrouve dans les programmes de plusieurs autres formations. Mais, comme toujours avec le RN, la respectabilité se fissure lorsqu’on examine les propositions de plus près : opposition à l’éolien et au solaire, absence d’ambition dans l’efficacité et la sobriété, opposition à l’interdiction de vente des véhicules à essence, encouragement des consommations fossiles… Certaines propositions relèvent également du « yaka fokon » (comme sur l’hydroélectrique) ou entrent en contradiction les unes avec les autres (le RN promeut ainsi le « juste échange » mais s’abstient sur l’ajustement carbone aux frontières). Inventaire…
La nostalgie d’un passé fantasmé
En matière énergétique, le RN a trouvé son slogan : « Refaire de la France un paradis énergétique ». Mais l’a-t-elle vraiment jamais été ? Encore aujourd’hui, elle dépend à 60% d’énergies fossiles importées. Si nous avons un jour pensé que la France était « souveraine » sur le plan énergétique, c’est parce que nous avions malheureusement oublié ces consommations fossiles longtemps invisibilisées car le gaz et le pétrole étaient le plus souvent accessibles et bon marché. La guerre en Ukraine nous a hélas rappelé une réalité que de nombreuses crises antérieures avaient déjà soulignée (des « chocs pétroliers » du XXe siècle à l’explosion des prix de la fin des années 2000. Est-ce un effet de la jeunesse du candidat ? Jordan Bardella semble avoir la mémoire bien courte et passe à côté des principaux enjeux. Notre facture d’importations d’énergies – essentiellement du pétrole et du gaz – est en effet colossale et représente une grande part de notre déficit commercial : 44 milliards € en solde net en 2019 pour un déficit commercial en biens de 59 milliards €, et 116 milliards € en solde net lors de la terrible année 2022 pour un déficit commercial global record de 164 milliards €. Au niveau européen, en 2022, les importations des 27 en la matière ont atteint la somme de 700 milliards €, soit presque l’équivalent du plan de relance européen de la même année (750 milliards €). Et tout cela au profit de régimes pas toujours recommandables, qu’il s’agisse d’Etats pétroliers du Moyen-Orient dont le RN dénonce régulièrement la contribution au financement des mouvements islamistes ou encore de la Russie avec laquelle plusieurs membres du RN entretiennent toujours des relations très cordiales.
A défaut d’être celle du paradis, la voie de la souveraineté nationale aussi bien que de la décarbonation commande donc de sortir des énergies fossiles, donc de ne pas encourager leur consommation et de développer les autres sources d’énergie. Est-ce bien la direction suivie par le RN ? Pas vraiment…
Une fiscalité favorable aux fossiles
D’une part, le RN envisage une politique fiscale qui risque fort d’encourager la consommation d’énergies fossiles. C’était déjà le cas dans le programme de Marine Le Pen pour l’élection présidentielle de 2022, qui souhaitait baisser de 20% à 5.5% la TVA sur les carburants, comme nous l’avions montré ici même. Jordan Bardella présente aujourd’hui la même idée d’une autre façon : « Baisser la contribution française nette (surplus) versée à l’UE pour participer au financement de la baisse de la TVA de 20 à 5,5% sur les énergies : électricité, gaz, fioul et carburants ». Les élections européennes sont l’occasion de réchauffer les mêmes plats. Avec les mêmes travers :
- Cette mesure n’aurait aucun impact pour les entreprises qui paieraient leur énergie au même prix,
- Elle encouragerait en revanche les ménages à consommer davantage de carburants ou, en tout cas, à moins se soucier des alternatives à la mobilité thermique. Le développement du véhicule électrique s’en trouverait pénalisé ainsi que les constructeurs qui ont commencé à investir des sommes considérables dans l’électro-mobilité.
- Elle aurait les mêmes défauts d’indifférenciation que la première version du bouclier tarifaire, protégeant tout le monde de la même façon, ceux qui en ont besoin comme ceux qui n’en ont aucun besoin et qu’il faudrait au contraire pousser à investir dans d’autres mobilités ou d’autres motorisations. Il a même été évalué par l’Insee que les ristournes sur le carburant comme sur les autres énergies profitent davantage aux plus aisés, moins incités à diminuer leurs consommations excédentaires.
Si l’on veut aider les ménages modestes à faire face à leurs contraintes de mobilité sans abandonner l’objectif de sortie des énergies fossiles, ce sont d’autres solutions, plus ciblées, qu’il faudrait envisager, comme les chèques énergies en particulier.
La guerre contre les énergies renouvelables
D’autre part, la sortie des énergies fossiles et la quête d’une véritable souveraineté énergétique impliquent de développer les sources d’énergie décarbonée susceptibles d’être produites sur notre sol, comme le nucléaire et les énergies renouvelables électriques. Ces dernières ne font malheureusement pas partie des projets du RN qui misent tout sur le nucléaire. « En imposant les énergies intermittentes, lit-on dans le programme de Jordan Bardella, la Commission saccage le système électrique français qui garantit pourtant notre sécurité d’approvisionnement, une énergie décarbonée et un prix attractif ».
Les « énergies intermittentes » désignent généralement l’éolien et le solaire qui produisent effectivement de manière variable (selon la puissance du vent et l’ensoleillement). Selon Jordan Bardella, elles seraient donc néfastes pour le mix électrique français. Pourtant, aucun scénario crédible de décarbonation en France ne pourra être réalisé sans développer massivement l’éolien et le solaire, comme l’ont montré les travaux prospectifs de RTE ou ceux de l’ADEME. Car pour décarboner, il faudra notamment électrifier de nombreux usages, et donc augmenter notre production d’électricité. Or cette augmentation ne pourra se faire d’ici 2035 que par le solaire et l’éolien car les nouveaux réacteurs nucléaires que le Rassemblement national appelle de ses vœux ne seront pas prêts d’ici là . Le RN semble cependant concentrer désormais ses griefs sur l’éolien. Il est en effet écrit plus loin dans le même programme que les énergies intermittentes désignent spécifiquement l’éolien (« Nous nous opposons au développement des énergies intermittentes (éoliennes) imposées par l’UE »). On se souvient cependant que Marine Le Pen déclarait pendant la campagne présidentielle 2022 vouloir mettre en place un moratoire sur le solaire… Est-ce à dire que ce ne serait plus le cas aujourd’hui ? Impossible de le savoir.
Rappelons au passage que les producteurs éoliens ont reversé plus de 13 milliards € à l’Etat pendant la crise énergétique (2022–2023) du fait des contrats pour différence qu’ils avaient souscrits (ces contrats leur garantissent des prix de rachat constants quand les prix de marché sont à la baisse mais les obligent à reverser à l’Etat une grande part de leurs profits quand les prix sont à la hausse comme ce fut le cas en 2022). Ces producteurs ont en outre permis d’éviter d’importer plus de gaz dans un contexte où les prix des fossiles s’envolaient et où il fallait compenser la baisse brutale de production d’électricité nucléaire du fait de l’état de notre parc. Au total, sur les deux années 2022–2023, les producteurs d’énergies renouvelables pourraient avoir apporté aux recettes de l’Etat l’équivalent des deux tiers des subventions publiques allouées au secteur depuis plus de 20 ans.
Prix de l’électricité : les erreurs de calculs du RN
Mais l’Union européenne ne se contente pas selon Jordan Bardella de « saccager le système électrique français » : elle organiserait également « la flambée des factures énergétiques en indexant le prix français de l’électricité sur le prix européen du gaz ». En réalité, si les factures des Français ont flambé, c’est surtout en raison de la baisse brutale de production nucléaire domestique en 2022 et des risques de sécurité d’approvisionnement, la France étant soudainement passée d’exportatrice nette à importatrice nette d’électricité, le plus souvent produite à partir de gaz… Jordan Bardella explique désormais partout ne plus vouloir sortir du marché européen de l’électricité mais faire en sorte que le prix de l’électricité pour les Français n’en dépende pas, avec un tarif indexé sur les coûts de production, ce qui pose certains problèmes comme nous le verrons plus loin. Il est à noter que pour éviter l’exposition des consommateurs aux variations des prix de marché, le Parlement européen a bien voté une réforme fournissant tout un arsenal d’outils pour rapprocher les prix des coûts de production avec les contrats long terme et les contrats pour différence (CfD). Le RN a voté contre, s’opposant justement au mécanisme des CfD pour le parc nucléaire français au motif que cela nécessiterait de revoir la structure d’EDF, ce qui est probable, mais ce qui pourrait tout de même profiter au consommateur quoi qu’en dise le RN. Tout en restant dans le marché européen de l’électricité, Jordan Bardella veut donc « baisser de 30% à 40% la facture d’électricité, en rétablissant un prix français de l’électricité (…) proche des coûts de production ». La facture d’électricité des ménages étant composée pour un tiers de taxes, un tiers de coûts de réseau et un tiers d’électricité, en réalité, les deux tiers de leur facture ne dépendent pas du marché. Quant au troisième tiers, il comporte aujourd’hui une part de nucléaire régulé et une autre part liée au prix de marché. Ainsi, le marché ne représente qu’un sixième de la facture d’électricité d’un ménage… On se demande dans ces conditions comment mathématiquement le RN pourrait baisser de 30 à 40% une facture d’électricité en changeant uniquement les règles d’exposition aux variations du marché… Lorsqu’en 2016, le gouvernement de l’époque a modifié la formule du tarif réglementé de l’électricité, passant d’un tarif indexé sur les coûts à un tarif combinant nucléaire régulé et complément de marché, l’objectif était justement d’éviter une flambée des prix de l’électricité pour les ménages, à un moment où les marchés de l’électricité étaient bas et où EDF demandait des augmentations du tarif pour couvrir ses coûts. S’il est vrai qu’un tarif indexé sur les coûts aurait été plus avantageux que le tarif actuel pendant la crise récente, même avec une baisse de taxe, cela n’aurait certainement pas permis une baisse de 30%, les coûts du système électrique français s’étant considérablement accrus pendant la crise avec la baisse de production du parc électrique domestique ainsi que le recours aux importations et au gaz à un moment où son prix était au plus haut.
Par ailleurs, les prix de marché de l’électricité étant désormais retombés, il n’est absolument pas dit qu’un tarif indexé sur les coûts (74€/MWh selon EDF pour le seul nucléaire, auquel il faudrait ajouter le coût des autres sources pour avoir un coût complet) serait beaucoup plus avantageux qu’un tarif de marché dont les prix à plus long terme se négocient à 65€/MWh pour l’ensemble de la consommation de base et dont il est attendu de nouvelles baisses.
Les énergies qui progressent le plus dans le monde aujourd’hui sont l’éolien et le solaire
Jordan Bardella souhaite enfin « déployer une diplomatie écologique en exportant le savoir-faire industriel français en matière d’énergie décarbonée ». On le comprend : quand on a trouvé la clé du « paradis énergétique », autant essayer de la partager en exportant au passage nos solutions industrielles. Au fil de la lecture, nous pourrions imaginer qu’il s’agit ici de miser sur nos savoir-faire dans le nucléaire et l’hydraulique pour proposer un modèle alternatif de décarbonation à nos voisins et partenaires. En réalité, Jordan Bardella semble l’ignorer, mais c’est déjà le cas : les industriels nationaux concernés n’ont pas attendu les fulgurances du Rassemblement national pour essayer d’exporter leurs solutions, le plus souvent avec le soutien de la diplomatie française. Mais, quelles que soient nos performances à l’exportation dans ces domaines, ce mix de solution est insuffisant pour se décarboner. En outre, les énergies qui progressent le plus dans le monde aujourd’hui sont l’éolien et le solaire. En tirant un trait sur ces « énergies intermittentes », comme le propose Jordan Bardella, la France se marginaliserait, alors même que sur l’éolien en mer où l’Europe peut encore faire figure de leader, la France dispose d’un magnifique potentiel de production.