IAu cÅ“ur des mutations énergétiques que nous vivons à l’heure actuelle, la technologie a pris le pas sur le facteur humain. A tel point que même le ministère de la transition écologique et solidaire reconnaît le besoin impérieux d’un meilleur accompagnement des utilisateurs. Docteur de formation en Economie et Psychologie Sociale, Dorian Litvine travaille sur ces thématiques sociotechniques, notamment en intégrant les usagers dans les projets énergie, bâtiment. Un entretien où les technologies et les humanités interagissent
Plein Soleil : Sociologiquement, comment analysez-vous cette appétence des Français pour l’autoconsommation solaire photovoltaïque qui séduit beaucoup plus que l’électricité revendue au réseau alors même que celle-ci est plus rentable financièrement ?
Dorian Litvine : Je ne suis pas sociologue de formation. Mais je mobiliserai au mieux mes connaissances en sciences sociales pour répondre à vos questions ! L’appétence des français et les facteurs qui expliquent cet engouement dépendent en grande partie du profil des ménages, comme par exemple le revenu, la catégorie socio-professionnelle, le mode d’occupation du logement, l’âge moyen, etc. Un jeune ménage avec un revenu moyen plus aura peut-être davantage la capacité de se projeter et d’intégrer ainsi la hausse des prix de l’énergie dans sa décision, ce qui le conduira à une plus forte appétence pour les solutions d’autoconsommation qu’un ménage constitué, par exemple, de personnes plus âgées à revenu modeste.
Mais plus généralement, les éléments qui motivent les ménages peuvent être de diverses nature, parmi lesquels : (1) mieux maitriser sa facture en ayant tout ou partie de sa fourniture qui est assurée via un projet planifié (investissement, amortissement, ROI, etc.), (2) gagner en autonomie et produire soi-même son électricité (électricité potagère) en se déconnectant des aléas du marché de l’électricité et des conditions de revente, (3) consommer de l’électricité locale en circuit très court, (4) avoir la possibilité de se regrouper entre citoyens afin de développer l’installation (approche citoyenne), puis de consommer collectivement afin d’optimiser la centrale, (5) s’inscrire dans une démarche porteuse de nombreuses innovations, etc.
Même si certains doutes conditionnent encore les arbitrages des ménages, comme les conditions pour une autoconsommation collective ou le devenir du tarif d’achat (tarif d’accès au réseau, etc.), la décision des ménages ne semble plus guidée uniquement par des critères purement financiers. Les ménages assument de plus en plus l’importance de facteurs non-rationnels et de valeurs liées à des principes comme le circuit-court, l’autonomie, le participatif, le souhait de monter en compétence sur des aspects techniques, etc.
« L’autoconsommation, une solution pour un autre système économique »
PS : Ce désir d’autonomie est souvent lié à une attitude de rejet des réseaux traditionnels et centralisés, des monopoles institutionnalisés. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
DL : Je pense que les ménages français prennent conscience petit à petit des limites du mode de production centralisé en monopole que nous connaissions depuis l’après-guerre. Ils vivent désormais ces limites au quotidien, et l’associent de plus en plus au mode de production nucléaire qui continue de montrer ses risques et limites. Nous pouvons peut-être lier cela aussi au mouvement actuel de défiance des grands partis politiques historiques, ou encore à l’intensification des initiatives participatives qui colorent de nombreux domaines de la vie quotidienne : bâtiment (Assistance à Maitrise d’Usage), énergie (projets renouvelables citoyens), école, gestion des budgets des communes, etc. Ces modes d’organisation collaboratifs séduit un nombre croissant de français qui ne sont pas forcément des militants par nature, et concourent à l’expérimentation pratique des principes de gouvernance partagée et de démocratie participative.
Je pense néanmoins qu’un nombre important de français restent encore consciemment ou inconsciemment fidèles au mode de production et de transport historique, qui a longtemps joué le rôle de bon père de famille : sécurité, solidarité, fiabilité, etc. En témoigne le nombre d’usagers encore fournis par de l’électricité proposée par l’opérateur historique malgré le nombre croissant de concurrents solides et innovants, comme Enercoop par exemple.
PS : Justement, le mouvement des gilets jaunes montre qu’il se passe quelque chose en France. Ce mouvement est avant tout une véritable démonstration de défiance forte envers les institutions et les politiques. Y voyez-vous un lien avec cette appétence pour l’autoconsommation qui permet de se couper des grands groupes énergétiques ultra centralisés ?
DL : Le mouvement des gilets jaunes est en effet singulier, tant par la diversité des sujets qu’il porte que par la nature organique et plurielle du mouvement. Tous les porteurs de gilet jaune ne souhaitent pas la même chose. Mais en effet, une partie du mouvement montre la volonté de s’affranchir d’une économie capitaliste à dominante financière à plusieurs vitesses, inéquitable, et qui accentue la précarité ainsi que la pression sur les humains et l’environnement. Et c’est ici que l’autoconsommation peut en effet apparaitre comme une des solutions pour ces citoyens en quête d’un autre système économique et de production/consommation.
« Les projets qui omettent le facteur humain sont voués à l’échec »
PS : Vous travaillez sur l’autoconsommation solaire collective dont on voit fleurir quelques installations en France. Vous vous concentrez sur ses aspects sociotechniques. En quoi cela consiste exactement ?
DL : La quasi majorité des projets énergie ou bâtiment sont encore menés via une approche essentiellement technique; l’humain étant intégré à la marge. Les faits montrent pourtant que les projets qui omettent le facteur humain au cÅ“ur de leur dynamique ont de fortes limites ou sont tout simplement voués à l’échec sur le moyen ou long terme. Cf. de nombreux travaux de terrain et de recherche. En effet, si le comportement humain est guidé en partie par des principes rationnels, bien d’autres mécanismes sont à l’Å“uvre, de nature bien plus contextuelle, sociale et subjective. Parallèlement, plus les projets comptent sur la technique pour fonctionner de manière optimale, plus les écarts d’usage réalisés par les individus ont un impact sur les performances observées, comme par exemple dans les bâtiments performants.
Le travail consiste donc à exploiter la synergie entre les aspects techniques et humains/sociaux, et œuvre à ce que ces deux dimensions soient prises en compte systématiquement dans les projets.
Dans le cas de l’autoconsommation, cela consiste à étudier les interactions possibles entre les aspects techniques et comportementaux afin d’aider les ménages à s’approprier l’installation (comprendre et expérimenter), à adapter leurs usages, et ainsi à pouvoir reporter ou réduire leur consommation d’énergie. Un des effets recherchés est d’optimiser la rentabilité de la centrale, à savoir maximiser la consommation issue de l’installation et minimiser la revente sur le réseau. L’autre est d’augmenter l’intérêt et l’implication des ménages dans la question énergétique, et de cheminer vers un changement dans les pratiques énergétiques.
L’enjeu est d’aller au-delà des écogestes, et de travailler sur les habitudes, les usages voire le comportement afin d’initier un changement tout en minimisant la sensation d’effort et la perception de perte de confort. Cet enjeu requiert un croisement de méthodes, et notamment inviter les usagers à expérimenter et à participer au processus d’appropriation et aux solutions à mettre en Å“uvre.
Les éléments techniques viennent soutenir cette démarche de qualité d’usage dans l’adaptation des pratiques de consommation : box de pilotage de la demande, instrumentation, monitoring, etc. Avec notre partenaire Surya Consultants, nous travaillons sur diverses solutions de monitoring simplifié, low-cost et low-tech comme par exemple une simple LED installée dans chaque logement qui devient rouge quand la consommation dépasse la production et verte dans le cas contraire. La visualisation en temps réel est un élément central de l’adaptation des pratiques. La mise en réseau social, le partage de bonnes pratiques, le challenge ou l’aspect ludique en constituent d’autres à exploiter. La blockchain apparait également comme une opportunité de taille pour cet enjeu sociotechnique.
En retour, les ménages conçoivent mieux les éléments techniques et maitrisent davantage leur installation, leur permettant par exemple de mieux interagir avec les techniciens impliqués dans leur installation (entretien, maintenance, etc.). Nous sommes impliqués dans divers projets opérationnels ou de R&D qui oeuvrent à ces objectifs pratiques, et qui séduisent un nombre croissant de décideurs, ménages et maitres d’ouvrage.
Un gros travail sur les usages
PS : L’autoconsommation collective induit également un travail sur les comportements pour éviter tout effet rebond. Comment travaillez-vous cela avec les usagers résidents pour une acceptabilité raisonnée ?
DL : L’effet rebond s’observe ici quand les ménages relâchent les efforts de maitrise de leur consommation du fait de produire eux-mêmes une partie de leur électricité, qu’ils considèrent ne pas payer en partie. La recherche de plus de confort est en effet un processus naturel. Mais l’effet rebond apparait souvent lorsque les ménages n’ont pas à l’esprit tous les éléments financiers de long terme. Un ménage qui a conscience du coût annuel de la centrale (amortissement) et du différentiel de coût du kWh issu du réseau ou de l’installation allègera de fait ce comportement. L’enjeu est de clarifier le gain à maintenir des pratiques de sobriété tout en démontrant aux ménages que cela n’induit pas forcément de réduire leur confort. Cet objectif requiert un travail sur les usages, leur évolution dans le temps et l’identification collaborative de solutions acceptables pour le report des consommations dans le temps. Une solution qui émerge de l’individu est toujours mieux acceptée et ancrée que si elle provient d’un expert !
PS : Ce travail fait-il partie intégrante de la réussite d’un projet d’autoconsommation collective ?
DL : Oui tout à fait. Tout d’abord l’aspect collectif de l’autoconsommation peut venir alléger l’effet rebond, par un intérêt commun et une vigilance partagée.
De plus, le foisonnement des modes d’occupation et de consommation constitue un formidable gisement afin d’optimiser la rentabilité des centrales, et donc leur pertinence, efficacité et donc attractivité. En se coordonnant (usages et courbes de charge) et en co-construisant les manières de fonctionner à plusieurs, on peut consommer de manière plus intelligente, et en exploitant au mieux le potentiel de la centrale. Enfin le partage des pratiques et l’interaction sociale (savoir me situer par rapport aux autres ménages, rendre mes efforts visibles, etc.) sont des moteurs puissants de la réussite.
Nous proposons ce type d’accompagnement sociotechnique dans divers projets d’habitation collective (copro, habitat participatif, etc.), et notamment dans le cas de l’autoconsommation PV. Une phase pilote de notre projet FLEX DAP (Flexibilité de la Demande pour l’Autoconsommation PV) a déjà produit ses premiers résultats, que nous comptons développer dans le projet Digisol piloté par TECSOL.
Encadré
Portrait Dorian Litvine
Au sein du cabinet d’études ISEA, Dorian Litvine réalise des missions opérationnelles d’accompagnement à la qualité d’usage (AMU), des études de R&D ainsi que la formation-action. Docteur de formation en Economie et Psychologie Sociale, il travaille sur les thématiques sociotechniques, notamment en intégrant les usagers dans les projets énergie, bâtiment, etc. Dorian Litvine est spécialiste en méthodologie de l’action et du changement, où il mêle outils traditionnels (entretiens, etc.), participatifs et expérimentaux. Son leitmotiv est d’exploiter les outils de la recherche pour faire avancer les projets opérationnels dans l’autoconsommation PV, la rénovation performante des logements, les ENR citoyennes, etc. Dorian Litvine est administrateur d’Enercoop LR, co-animateur du réseau AMU Occitanie et membre de la commission BDO sur usages-usagers.